Déjà aux commandes du label Jakarta, Jannis Stürtz nous emmène dans les coulisses de son dernier né, Habibi Funk, destiné à rééditer les trésors oubliés de la musique nord-africaine. Du Maroc au Soudan en passant par la Lybie et l’Algérie, chaque disque devient une enquête passionnante. Avec à la clef, des rencontres et des sons inédits.
Photos par Fabian Brennecke
Dans les ruelles de Casablanca, un homme se balade une photo à la main et questionne les locaux assis en terrasse des cafés, dans l’espoir que l’un d’eux reconnaisse ce chanteur mystérieux qu’il a découvert par hasard sur un 45 tours caché derrière des appareils électroniques cassés, empilés dans un magasin d’occasion. Cet homme, c’est Jannis Stürtz : il arpente la médina en quête des premières pierres à poser pour faire éclore le projet qui deviendra Habibi Funk en 2015. « Au début, c’était difficile, se souvient-il. Essayer de trouver Faddoul a été un process long d’au moins un an. Nous avons trouvé quelqu’un qui a reconnu la photo, mais qui savait uniquement où sa famille vivait 10 ans auparavant. Nous n’avions que le nom d’un quartier de Casablanca, même pas de nom de rue ou quoi que ce soit d’autre ».
Le symbolique « Al Zman Saib » du Marocain Faddoul devenait alors la seconde sortie du label, posant les fondements de la signature sonore que Jannis souhaitait donner à son concept avec un son brut et atypique, quand la musique d’Afrique du Nord s’inspire des sons d’ailleurs, pourvu que ça soit funky. Sous-label de la structure Jakarta, berceau d’artistes majoritairement hip-hop comme Anderson .Paak, Suff Daddy ou Blitz the Ambassador, Habibi Funk tire son nom du commentaire posté par un auditeur sur un mix en ligne : « Je suis bien conscient que le terme Habibi Funk n’est pas très profond, puisque c’est le mot arabe qui signifie “Chérie” mélangé avec le nom d’un style de musique. Mais je pense que le sujet et la musique sont si spéciaux qu’une introduction par un nom qui attire l’attention et dont on se souviendra a beaucoup de sens. »
Pour justifier sa trouvaille, Jannis fait l’analogie avec le krautrock, ce terme qui n’a aucune signification concrète, mais qui sert une idée similaire. Quant aux conditions à remplir pour obtenir une place dans le catalogue, elles sont plutôt basées sur le feeling, la compilation de Kamal Keila étant un bel exemple en la matière, qui emprunte aux couleurs éthiopiennes et congolaises. Sans réellement se fixer de barrière de style, Jannis affirme que « les influences peuvent venir de n’importe où dans ce monde, et tant qu’il y a ce genre de mélange, il y a une forte probabilité pour que ça nous intéresse. » Pour éviter tout malentendu, il ajoute : « nous n’essayons pas de donner une idée de ce qu’était la musique algérienne des années 70 par exemple. Nous faisons un focus sur un segment musical particulier, une musique de niche, et la sélection est liée à ce que nous aimons réellement. »
Le cadre sonore étant dessiné, difficile d’établir précisément la zone géographique qui servira de champ d’action pour dénicher de nouveaux trésors. Aujourd’hui, les rééditions du label nous viennent par exemple d’Algérie, du Maroc ou du Soudan. Bref, des pays qu’on classe un peu trop vite dans le « monde arabe », au prétexte que la langue y est parlée. Or, précise Jannis « L’une de nos prochaines sorties vient de la région kabyle d’Algérie, où les gens ne parlent pas (d’abord) arabe, explique-t-il. Il y a beaucoup de cultures qui ne s’identifieraient pas comme arabes, et il y a aussi des langues différentes qui y sont parlées. Parler du monde arabe pourrait être délicat, mais c’est une tentative d’aider les gens à comprendre rapidement ce que l’on fait. »
Coup de foudre à Rabat
Cet amour pour les musiques « arabes » hybrides imbibées de funk rustique vient d’une coïncidence, provoquée sans le savoir par Blitz the Ambassador, artiste Jakarta parti jouer au festival marocain Mawazine il y a six ans. Jannis, qui l’accompagnait sur sa tournée, nous fait le récit de cette découverte qui allait changer sa vie de directeur artistique : « quand j’étais là-bas, j’ai trouvé des disques que j’ai adorés, et je me suis rendu compte qu’il n’y avait absolument rien sur le web à leur sujet, que l’on tape leur nom en lettres latines ou arabes. J’ai réalisé qu’il y avait énormément de belle musique qui risquait dangereusement d’être oubliée à tout jamais. C’était le point de départ de cette idée : rendre de nouveau disponible une musique exceptionnelle, et pas vraiment accessible. »
Jakarta est un label éclectique qui utilise la soul et le rap comme dénominateur commun de ses sorties, sans pour autant travailler sur des rééditions. Proposer une nouvelle vitrine était donc la clé pour le Berlinois et son équipe, qui constatèrent au même moment que « jusqu’à maintenant, il y avait quelques labels ici et là qui proposaient des rééditions de musiques arabes, mais il n’existait rien de vraiment dédié à la musique provenant du “monde arabe” avec ce son particulier. Créer une entité à part entière avait donc du sens. » Au moment de démarrer le label, Jannis avait déjà posté quelques mixes faits de vieux sons qui sonnaient paradoxalement nouveaux dans les oreilles des quelques curieux venus écouter. Devant un succès grandissant et un potentiel indiscutable de raviver la flamme d’un capital musical en voie d’extinction, le DJ n’a pourtant jamais porté le costume du businessman, faisant entièrement confiance à la passion qui l’anime. « Nous n’avions pas anticipé le fait que ça puisse fonctionner autant qu’aujourd’hui, dit-il humblement. Même avec Jakarta, nous n’avons jamais eu d’approche stratégique dans notre travail, au sens de chercher le succès économique. Nous avons toujours apprécié le fait de pouvoir sortir la musique que l’on aime, tout en ayant ce luxe de ne pas avoir à réfléchir à deux fois pour savoir si tel ou tel disque se vendrait ou non. Tant que le projet nous intéresse musicalement parlant, nous le sortons, et c’est la même chose pour Habibi Funk, il n’y a pas de décision stratégique. »
Un travail de fourmi
Pour arriver à ses fins, Jannis n’hésite pas à suer toute son eau et à s’armer de patience pour trouver les enregistrements originaux et leurs ayants droit, sans qui rien ne pourrait voir le jour. Ainsi, le globe-trotter se rend au minimum une fois par mois en Afrique du Nord pour y jouer ses DJ sets, profitant du moment pour chercher de la musique ou pour tenter de mettre la main sur un artiste parfois simplement découvert sur YouTube, ou des membres de sa famille ou de son groupe. Bien que la tâche fût longue et ardue, il voit l’épisode Faddoul et ses premières aventures comme de réels investissements : « maintenant, nous avons un bon réseau et nous sommes devenus très efficaces. Nous avons des collègues et des gens qui nous aident dans la plupart des pays dans lesquels nous travaillons. Et une fois que tu connais quelques vieux musiciens, il est beaucoup plus facile d’en trouver d’autres, car ils ont la plupart du temps partagé les mêmes scènes et se connaissent, il y a des connexions. »
Par contre, lorsqu’il met les pieds dans un nouveau pays, il faut repartir de zéro. Mais le plus souvent, la chance qu’il sait provoquer lui sourit, comme lors de cette fois où il cherchait un artiste reggae libyen : « le disque n’était même pas vieux, il était sorti il y a dix ans, mais l’artiste n’a pas laissé de trace sur internet. J’ai mis un post sur Instagram et un mec m’a appelé, puis a téléphoné à Benghazi au père de l’artiste, qui s’est renseigné autour de lui pour finalement me donner le numéro de téléphone du chanteur que je cherchais. »
Aussi, chaque fois que Jannis entre en contact avec un artiste, il aime demander si à tout hasard, cette personne ne connaîtrait pas elle-même un autre artiste de l’époque jouant le même type de son. Avec des « si », on pourrait probablement mettre Alger et Paris dans la même bouteille, mais le baroudeur fonctionne définitivement à l’instinct, convaincu qu’évoquer de potentiels amis ou connaissances peut être une source précieuse de découverte. « Habituellement, tous ces artistes ont été influencés par les mêmes choses et ont donc créé une musique de niche similaire et souvent très spéciale, même pour l’époque », confirme-t-il avec assurance, avant de continuer avec un exemple concret : « j’ai rencontré Kamal Keila en n’ayant entendu aucune chanson de lui. Je l’ai juste rencontré en me basant sur les paroles de gens qui m’ont dit que je devais le voir. Par chance, il possédait deux sessions d’enregistrements qu’il avait réalisés pour la radio soudanaise dans les années 90. Il n’y a pas de plan écrit à l’avance, chaque projet est différent. »
Pour qu’un projet fonctionne, la confiance doit néanmoins se créer dans les deux sens. « On m’a dit que beaucoup d’artistes d’Afrique de l’Ouest de cette même génération ont connu de mauvaises expériences et sont devenus très méfiants suite à des rééditions qui ont été faites de la mauvaise manière », raconte Jannis. Heureusement pour lui, l’accueil réservé par les artistes ou leur famille a toujours été positif et l’enthousiasme mutuel.
La cassette, objet de convoitise
Contrairement à certains de ses camarades de rééditions, Jannis ne se considère pas comme un « hardcore digger », privilégiant le contact humain aux longues heures passées chez les disquaires à écouter des tas de vinyles. De plus, si le vinyle semble sonner comme une référence en termes de support du point de vue du collectionneur, Jannis se tourne aujourd’hui vers un autre média : « je pense que les cassettes permettent un autre accès à la musique par rapport aux vinyles, précise-t-il. Trouver les sons que je cherche devient de plus en plus compliqué parce que beaucoup de gens cherchent la même chose, et les disques qui m’intéressent potentiellement deviennent quasiment impossibles à trouver. La probabilité de trouver quelque chose qui m’excite musicalement est devenue plus grande sur cassette. »
En effet, le contexte politique tendu et les crises économiques qu’ont connus certains pays ont parfois rendu impossible le fait de graver des 33 tours, obligeant alors les artistes à trouver des moyens plus démocratiques : « la possibilité de simplement copier tes cassettes chez toi et de faire ta propre presse a permis à beaucoup de groupes de sortir de la musique. Pour sortir un vinyle, ils auraient dû passer par un label, une usine pour fabriquer les disques, peut-être même en dehors de leur pays. Par exemple, pendant la guerre au Liban dans les années 80, il y a eu un boum sur le marché noir des cassettes. Ces cassettes sortaient par éditions de 200 ou 300, car la plupart du temps, elles n’étaient distribuées que dans un quartier particulier qui avait été coupé du monde pendant la guerre. » Fort de ce constat dicté par son expérience, Jannis concentre alors ses efforts dans la recherche de ces rares reliques musicales issues d’une scène très productive qui n’aurait sans doute jamais existé si le vinyle avait été l’unique option pour sortir de la musique.
Quand la musique raconte aussi des histoires
Un disque Habibi Funk ne se résume pas qu’à une résurrection musicale. Le son est ainsi enveloppé de son contexte, notamment à travers des histoires racontées sur Instagram et un livret riche d’informations qui en accompagne la sortie. « Cette idée de contextualiser la musique a toujours été importante pour nous, nous dit le patron du label. C’est important de donner aux gens la possibilité de comprendre quelles étaient les influences des artistes, quelle était la situation politique quand la musique a été créée, et de manière générale, pourquoi la musique sonne de cette manière ».
En plus de ces tranches d’histoires accompagnant le disque, Habibi Funk produit également des documentaires au sujet des artistes du catalogue (Ahmed Malek ou Kamal Keila and the Scorpions, qui sortira ces prochains mois), et a pris ses quartiers dans des musées pour y installer des expositions, comme celle qui a eu lieu cet été à Alger, au musée public d’art moderne et contemporain, qui succède à une autre organisée à Dubaï. Dans « Planète Malek », c’est le compositeur algérien du même nom qui était à l’honneur dans sa propre capitale, et Jannis se satisfait de la tournure que prennent les affaires de son bébé : « nous avons vraiment de la chance que le musée ait été intéressé pour joindre ses forces aux nôtres. Ahmed Malek est intéressant, car d’un côté, il a produit des bandes originales pour de nombreux films algériens de l’ère postcoloniale. Son nom ne résonne peut-être pas dans la tête de beaucoup d’Algériens, mais une grande partie de la musique qu’il a produite fait maintenant partie de la mémoire collective, et les gens reconnaîtront facilement sa musique. »
Dans le même temps, celui qui compte déjà deux sorties à son nom parmi les dix du label a aussi représenté l’Algérie à de nombreuses occasions, voyageant beaucoup pour jouer dans des festivals de musiques électroniques, et jouant régulièrement lors de l’exposition universelle d’Osaka, Montréal ou d’Espagne. Il s’agissait donc là d’un patrimoine personnel extrêmement riche qu’il aurait été dommage de laisser moisir dans les tiroirs : « par chance, sa famille était très forte pour conserver toute cette matière, c’est comme ça que nous avons réussi à tout rassembler pour en faire une exposition. Nous projetons un documentaire, puis un collage de vieilles interviews et de performances live, et il y a aussi beaucoup de photos. Une partie de l’exposition est orientée sur sa connexion avec le cinéma algérien. En général, il y a beaucoup de couches à explorer sur lui en tant qu’artiste, et nous avons essayé d’exposer et de montrer ces différentes histoires. »
L’exposition marquera probablement son prochain arrêt à Paris en 2020, entre deux sorties aussi surprenantes que funky…
La dernière sortie du label est disponible sur Bandcamp.